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Lettre à ma mère

 

En ce jour du 14 février 2021, cela fait 19 ans (déjà) que tu nous as quittés, à l’âge de 68 ans. Ce n’est pas un cancer qui t’a emportée, mais une crise cardiaque. Tellement inattendue ! Encore que, tu étais en surpoids, tu ne voyais jamais le médecin, question de génération peut-être. Te voyant utiliser une loupe, toi qui lisais beaucoup, je t’avais emmenée chez un ophtalmo, praticien que tu n’avais pas consulté depuis longtemps, pour enfin changer tes lunettes. J’avais insisté aussi pour que tu consultes un gynécologue. Tu avais tout de même passé une coloscopie quelque temps avant. Selon toi, ces suivis n’étaient pas indispensables. On va chez le médecin quand on est vraiment malade, ou bien on se met la tête dans le sable.

Ce matin de la Saint-Valentin, vous vous étiez préparés, Papa et toi, pour vous rendre chez un concessionnaire afin de choisir une nouvelle voiture. Vous aviez envie, et bien raison, de vous faire plaisir. Papa m’a expliqué plus tard que tu étais restée un moment devant un pêle-mêle de photos accroché au mur de votre chambre, et que tu t’étais sentie mal, que tu t’étais allongée sur votre lit. Selon lui, tu avais dû ressentir que quelque chose n’allait pas, tu avais voulu regarder tes enfants et petits-enfants. Moi, j’étais ici, à 600 kilomètres, professeur des écoles à l’époque, en vacances d’hiver avec nos enfants. Nous avions décidé que non, nous n’allions pas venir vous voir. Rémy n’avait pas de vacances, et j’étais fatiguée, je voulais me reposer. Nous avions passé une partie des fêtes ensemble, chez vous. Je te revois encore dans la rue agitant le bras pour nous dire au revoir. C’est la dernière image que j’ai de toi, Maman. Tu n’as jamais su que chaque fois que nous vous quittions, l’émotion m’étreignait et je pleurais de vous quitter dès le premier virage passé.

Parfois, je me dis que si nous avions été là ce fameux 14 février, nous aurions peut-être pu pratiquer les gestes de premier secours. Peut-être que nous aurions pu te sauver. Mais peut-être en aurais-tu eu des séquelles. Quelques semaines plus tard, il se trouve que j’ai suivi une formation avec des pompiers (je l’avais déjà faite quelques années auparavant). J’ai posé la question : on m’a répondu, avec empathie, que si l’on ne pratique pas les gestes de secours très rapidement, et selon le temps qui s’écoule avant l’arrivée du SAMU, les séquelles peuvent être très lourdes et irréversibles. Alors j’ai arrêté de me poser tous ces « peut-être » (enfin, aujourd’hui, comme parfois, j’y repense tout de même).

Pour moi, le 14 février n’a jamais été un jour fêté (pas besoin d’obéir à un calendrier officiel des amoureux pour exprimer ses sentiments). Encore moins depuis ce jour, bien sûr.

Quand tu es partie, nous avions nos deux premiers enfants, de quatre et deux ans, et nous nous étions lancés dans une démarche d’adoption. Je me souviens que cela t’inquiétait beaucoup. Sans doute te demandais-tu pourquoi adopter un enfant quand on peut en avoir « normalement ». Mais c’était notre projet de famille et nous l’avons mené à terme en accueillant Noé, qui est né sept mois après ta disparition. J’aime à penser que pour quelques semaines, vos vies se sont croisées sur cette terre.

Tes petits-enfants t’ont à peine connue. De plus, moins de six mois avant, nous avions perdu la maman de Rémy, d’un cancer. Plus de mamie en si peu de temps. Elle et toi seriez fières de voir les jeunes adultes que nos trois garçons sont devenus, responsables, engagés dans leur vie, leurs études, leurs passions. Noé, le « petit dernier », né à Ouagadougou, fait notre fierté aussi, du haut de ses 1 mètre 97. Il est si beau, toujours souriant, toujours serviable. Je regrette tellement que tu ne l’aies pas connu. Tu aurais été rassurée sur le fait qu’une adoption se passe très bien si elle est bien préparée.

Je ne peux pas dire que je pense à toi tous les jours, mais très souvent. Aujourd’hui, évidemment, je pense à toi d’une façon toute particulière. Papa n’est plus là non plus : il est mort en 2017 après six années de soins et de chimiothérapie. Il a affronté sa maladie tout seul. Je mesure ce que cela veut dire parce que moi, j’ai la chance de surmonter mon cancer avec mon compagnon de vie à mes côtés chaque jour.

Parfois, je me dis que vous deux ne vivez pas cette période si particulière depuis près d’un an, et c’est tant mieux, finalement. Le Covid vous aurait tellement inquiétés, pour vous et toute votre famille ! Au-delà du virus, vous n’auriez pas aimé la marche du monde actuel.

Maman, tu me manques toujours.

 

« Fils des mères encore vivantes, n’oubliez plus que vos mères sont mortelles. Je n’aurai pas écrit en vain, si l’un de vous, après avoir lu mon chant de mort est plus doux avec sa mère, un soir, à cause de moi et de ma mère. Soyez doux chaque jour avec votre mère. Aimez-la mieux que je n’ai su aimer ma mère. Que chaque jour vous lui apportiez une joie, c’est ce que je vous dis du droit de mon regret, gravement du haut de mon deuil. Ces paroles que je vous adresse, fils des mères encore vivantes, sont les seules condoléances qu’à moi-même je puisse m’offrir. Pendant qu’il est temps, fils, pendant qu’elle est encore là. Hâtez-vous, car bientôt l’immobilité sera sur sa face imperceptiblement souriante virginalement » dans « Le Livre de ma mère », Albert Cohen

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