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Petit partage au sujet de la différence

 

Hier, j’ai regardé en vidéo à la demande « La disgrâce », documentaire de 2018 réalisé par Didier Cros, qui était diffusé la semaine précédente, mais beaucoup trop tardivement pour moi (oui, parce que les meilleurs documentaires n’ont malheureusement pas la place qui devrait être la leur en première partie de soirée, mais c’est une autre histoire…). Bref, j’avais entendu l’annonce de ce documentaire à la radio et je voulais absolument le voir. Pourquoi ? Est-ce que j’étais attirée par le reportage sur France Inter qui promettait de voir des « gueules cassées » ? Est-ce que cela avait éveillé en moi un certain voyeurisme ? Peut-être, mais j’avais compris que le sujet était traité de façon respectueuse et humaine. Ce qui m’intéressait était de comprendre comment ces personnes parvenaient à gérer leur différence si visible.

Alors j’ai regardé et j’ai aimé ces visages déformés, marqués par la maladie ou par un accident. J’ai entendu le mal-être de ces personnes qui doivent supporter le regard des gens « normaux » chaque fois qu’elles doivent sortir. J’ai compris à quel point leur différence était un handicap. Est-ce que je me suis habituée à les regarder ? Peut-être. Elles me sont apparues de plus en plus supportables, aussi parce que chacune d’elle, au fur et à mesure qu’elle s’exprimait, laisser surtout transparaître une très grande humanité. Elles ne m’ont pas inspiré de la pitié, plutôt de la compréhension et de la tendresse au fur et à mesure que le reportage les mettait en valeur.

Il faut expliquer que le réalisateur avait choisi de proposer à ces personnes d’être photographiées par le célèbre studio Harcourt, connu pour avoir réalisé des portraits magnifiques de vedettes de cinéma, entre autres personnalités. Cela mettait en scène un subtil contraste avec les portraits affichés et suspendus de belles actrices telles Brigitte Bardot ou Simone Signoret. Pour finir, les photos réalisées étaient très réussies, fruits d’un travail d’acceptation de la différence par les photographes et de mise en confiance. Ils ont su mettre en évidence les regards et magnifier la différence de leurs modèles.

Depuis hier, j’ai pensé à la différence. J’ai pensé à moi. Oui, on a beau vouloir regarder le monde, on rapporte finalement les choses à soi. J’ai pensé que l’on n’échappe pas au sentiment de relativiser sa propre condition, par comparaison à « pire que soi ». Il y a toujours des gens qui souffrent plus. Une telle différence qui vous saute au visage, ça aurait pu m’arriver. Quand on rencontre une personne en fauteuil roulant, par exemple, on peut choisir de la regarder ou pas, on peut choisir de lui sourire ou pas. De lui parler. En fait, on la voit peut-être arriver de loin, on peut en quelque sorte se préparer à la rencontre. Mais quand on découvre tout à coup une personne dont le visage est à ce point abîmé, au détour d’une rue, dans un magasin, ce qui ne m’est jamais arrivé, j’imagine que l’on doit d’abord être surpris. Comment se comporter naturellement ? Comment réagir sans blesser l’autre ?

Le niveau de gravité n’a évidemment rien à voir avec les personnes de ce reportage, mais j’ai vécu de nombreuses périodes où mon visage était marqué par les effets secondaires de la chimio : boutons, rougeurs importantes, sécheresse de la peau. Il m’est arrivé de susciter des réactions que j’ai trouvées blessantes et stupides. Une connaissance m’a dit un jour, déclamant haut et fort sa tirade devant des amis : « Ah, mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? Ce n’est pas contagieux au moins ? Allez, je vous embrasse quand même ! » Une autre fois, c’est un caissier qui m’a dit : « Vous êtes tombée ? Vous ne vous êtes pas ratée ! » Une autre fois encore, j’ai entendu : « Ah, mais qu’est-ce que vous êtes rouge ! Vous êtes allée aux sports d’hiver ? » Oui, bien sûr, et j’ai oublié de mettre de la crème ! Mon visage parfois abîmé est la seule indication de mon cancer. Aujourd’hui, alors que ma peau va bien parce que mon traitement a changé, ce n’est pas décelable pour qui ne le sait pas. Cela me rappelle aussi cette insinuation : « Vous n’allez pas perdre vos cheveux ? Ah bon ? C’est une petite chimio, alors… », sous-entendu : elle n’a pas dû comprendre ce que son oncologue lui a expliqué, ça ne doit pas être un « vrai » cancer ni une « vraie » chimio, parce que quand on a un cancer, on perd ses cheveux. Idée reçue ! Il m’arrive encore souvent d’expliquer que toutes les chimiothérapies n’entraînent pas la chute des cheveux.

 

Aborder une personne qui porte sur elle une différence, c’est difficile. J’aime quand les personnes que je rencontre restent naturelles. J’aime surtout quand elles restent.

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